On accède aux Grands-Bleytoux, commune de La Jemaye, par un long chemin
de terre détrempé et truffé d'ornières. En cette saison, cet endroit
reculé de la forêt de la Double n'a rien d'excitant. Il y régnait
pourtant, vendredi après-midi, une grande effervescence. On pouvait y
croiser, entre autres, Alessandro Rubelli, le grand tapissier vénitien,
le général italien à la retraite Georgio Paterno, l'architecte naval
Giovanni Scarpa Dini, pas le moins du monde rebutés à l'idée d'éprouver
leurs chaussures de ville à l'humidité du sous-bois.
Objet de toute leur attention, un chêne. Un beau vieux chêne de plus de
200 ans, que l'on allait abattre sous leurs yeux admiratifs. Sans doute,
alors que vrombissaient les tronçonneuses des ouvriers de Patrick
Delord, scieur à Tocane-Saint-Apre, voyaient-ils déjà cet arbre
vénérable se transformer en quille du mythique « Bucintoro ». Le «
Bucintoro », emblématique de Venise au point que, dit-on, tous les gâteaux de mariage sont coiffés de sa reproduction en miniature,
était le bateau d'apparat des doges. Cette galère de 36 mètres de long
sur 7 mètres de large, mue à l'énergie de 168 rameurs tirant 42 rames,
était le clou des fêtes de l'Ascension, quand la Sérénissime célébrait
ses noces avec la mer.
Las, Napoléon la brûla en 1798, peu de temps après avoir mis fin à la République de Venise. Depuis 216 ans, la ville pleure sa galère sans être parvenue à la reconstruire, bien que les projets n'aient pas manqué. L'abattage, vendredi, du vieux chêne périgourdin semble indiquer que cette fois sera la bonne.
Mais pourquoi du bois du Périgord ? À ce stade, il faut savoir que la
Fondation pour la reconstruction du « Bucintoro », placée sous la
présidence du maire de Venise, Giorgio Orsoni, entend financer son
projet par le mécénat. Un projet lourd, de 12 millions d'euros, pour donner à l'embarcation tous les attributs de sa magnificence.
Le bois n'est pas ce qui coûte le plus, mais il est essentiel pour
commencer. Or, du bois, la fondation n'en trouvait pas. Jusqu'à ce que,
il y a un mois, Patrick Brunie, en contact avec elle, lise dans la
presse une tribune de Roland de Lary vantant les mérites du massif
forestier aquitain. Patrick Brunie est un producteur et réalisateur
français de cinéma qui réside à Venise. Roland de Lary est le directeur,
à Bordeaux, du Centre régional de la propriété forestière (CRPF)
d'Aquitaine.
La quille pour l'Ascension
Les deux hommes ont vite trouvé un terrain d'entente : l'Union des
syndicats de sylviculteurs d'Aquitaine et la scierie Delord offriront
les premiers 20 mètres cubes de bois de chêne pour la reconstruction du «
Bucintoro ». Le camion, qui comprendra les pièces du chêne abattu
vendredi, partira ce samedi à destination de Venise. Et c'est le maire
de la Sérénissime en personne, attendu ce samedi en Dordogne, qui
donnera le top départ. Il sera accueilli par le président du Conseil
général, Bernard Cazaux, le Département apportant - tout comme la Région
- son concours.
Roland de Lary a vu tout l'intérêt, en termes d'image, que le «
Bucintoro » peut apporter à la forêt d'Aquitaine. Reste à susciter le
mécénat à travers le massif pour mobiliser tout le volume nécessaire à
la reconstruction de la galère des doges, qui implique aussi le pin des
Landes et l'épicéa des Pyrénées.
Les premiers bois vont être travaillés à l'arsenal de Venise,
et la quille du « Bucintoro » sera prête pour être montrée au public à
la fête de l'Ascension. Enfin la concrétisation, s'est dit Alessandro
Rubelli, justifiant pleinement le « sentiment extraordinaire » qui
l'animait vendredi aux Grands-Bleytoux.
Patrick Brunie, lui, a commencé sur place le tournage d'un film qui
retracera l'aventure jusqu'à son terme. Il est produit par Alain
Depardieu (le frère de Gérard), qui était également présent. Atelier par
atelier, hommage aux métiers et aux mains des hommes qui les animent…
http://www.sudouest.fr/2014/02/15/le-bucintoro-renait-en-dordogne-1462646-1883.php
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